“Ne sois pas fâché. Le monde regorge de surprises. Nous naissons tous étrangers à nous-mêmes et aux autres, et nous sommes rarement présentés dans les règles les uns aux autres.” (Spin)
Ça fait bientôt 4 ans qu’on est dans cette maison. Elle est toujours sombre, on n’y voit ni les levers ni les couchers de soleil, elle se ferait presque petite, étonnamment. Et j’y suis énormément attachée, évidemment. C’est comme ça, je m’attache aux patates aux lieux, aux objets, (aux gens même parfois), et notamment aux lieux où je vis, exactement à chaque fois. Petite, je m’attachais aussi aux maisons des autres, et on me retrouvait généralement tranquillement installée quelque part par terre, sans volonté aucune d’en partir.
Rendez-vous compte, un toit, des murs, des fenêtres, c’est formidable, je ne plaisante pas. J’en ai besoin comme tout le monde, et je suis attachée à ce confort indicible dont on ne se rend pas forcément compte quand on n’a connu que ça, mais au confort quand même d’avoir un toit pour m’abriter de la pluie, et des murs pour me garder au chaud pendant les mois d’hiver. Avoir un chez moi, un endroit où je puisse me reposer, me ressourcer, prendre soin de moi, y stocker mes affaires en sécurité, tout ça rend la vie tellement facile et agréable.
Cette maison bâtie par d’autres, saine et durable, nous accueille, nous protège efficacement des intempéries et de la chaleur, nous procure des fruits et des fleurs, nous abreuve de calme et de chants d’oiseaux. Globalement je crois qu’elle prend soin de nous bien mieux qu’on ne prend soin d’elle, et ça m’inspire de la gratitude. On s’y est fait de nombreux souvenirs, on l’a prise en photo sous des centaines d’angles différents, et elle a vu défiler nos amis, nos familles, elle a hébergé des événements, des discussions, des ateliers, des disputes (pas beaucoup). Cette merveille ordinaire et unique nous accueille pour un temps, pour combien de temps encore?
Il y a quelques années, j’avais l’impression que je refaisais ma vie (et la déco de ma chambre) tous les 3 ans. Après le collège, tant de choses avaient changé. Après le lycée aussi. Après un changement de chéri, puis de ville. Après ma vie étudiante, et un autre changement de ville. Après mon premier job, et être retombée amoureuse. Bon, si on compte vraiment, ça ne fait pas vraiment tous les 3 ans. Le dernier appartement nous avait tenu 5 ans et demi, celui d’avant, quelque chose comme 3 ans. Notre premier appartement commun, 1 an. Mes relations amoureuses, 3 ans, 7 ans, 15 ans, ça dépend comment on compte aussi. Et tout cela, habitats, jobs, amours, et autres projets de vie, tout est entremêlé. Mais c’est vrai que par moments, j’ai eu l’impression de tourner une page.
La première fois, c’était en partant de la maison de mon enfance, je crois. Evidemment, je n’avais pas choisi de déménager, et en le subissant je ne l’avais pas tellement géré. J’ai l’impression que tout à coup je me suis retrouvée au lycée, avec de nouveaux voisins qui fréquentaient le même bahut que moi, sans mon bois adoré où on construisait des cabanes et où on faisait du vélo mais avec un autre bois à côté, que je découvrais différemment, de plus haut (je n’étais pas une ado bien grande, mais toujours plus que je ne l’étais enfant). Rien n’était plus pareil, même s’il y avait un air de ressemblance. Ma maison d’enfance me manquait. Le carrelage foncé du salon, la véranda pleine de plantes, la cuisine minuscule, la petite terrasse ombragée et l’autre terrasse immense, la descente de garage bien raide pour les vélos, les grandes balançoires où on pouvait faire les acrobates, le sous-sol sombre et humide, le petit appartement sous la terrasse où on faisait des legos, où on dormait avec des copains et où le sanibroyeur des toilettes nous donnait des sueurs froides, ma vieille chambre et ses nombreuses métamorphoses successives, les moquettes plus ou moins pourries, le fourneau où des chips de pommes séchaient en hiver, le vieux canapé du salon moche et plein de poussière où on s’est jetés des milliers de fois, le bac à bois qu’on remplissait tous les week-ends, le petit meuble où il y avait un ordinateur et qui me semblait immense à l’époque, tout dans cette maison m’a terriblement manqué je crois. J’en ai rêvé un nombre incalculable de fois. Je vois encore chaque détail, les babioles qu’il y avait sur le bahut bas, le vieux téléphone à côté du minitel, les chaussures qui débordaient du meuble de l’entrée et le placard à côté qui m’a toujours semblé être complètement en vrac, l’escalier à vis pour aller au sous-sol où j’avais toujours peur de tomber quel que soit mon âge. Je peux me promener le long de la haie à l’est, dans le chemin en pavés auto-bloquants, je sens encore l’odeur de l’été sur le perron, je peux encore goûter aux casseilles et aux framboises qu’on allait picorer dans le jardin, je peux arpenter la pelouse si formidablement dépourvue d’herbe et où j’avais planté des pâquerettes (comme je l’ai fait ici d’ailleurs, dans notre pelouse).
J’y suis repassée quelques fois, pour revoir cette maison. On la reconnait toujours bien, même si elle a changé de couleur, qu’il y a une piscine creusée à la place de la balançoire, un barbecue à la place de l’escalier pour aller au jardin, et que la descente de garage a été entièrement refaite. Plus de 15 ans après, tous les arbres ont changé, certains ont dû mourir et d’autres qui ont été plantés après notre départ sont déjà vieux. Les haies sont bien plus hautes, le jardin d’agrément ne produit plus grand chose qui se mange. Je ne sais pas combien de propriétaires se sont succédés après nous, s’il y a des locataires, s’ils ont su faire la différence entre les fraisiers des bois, les arbustes fleuris et des mauvaises herbes. Ce n’est plus notre maison, c’est sûr.
La fois suivante, je crois que c’était en partant de chez mes parents, de la maison qu’ils avaient fait construire dans un autre village mais toujours près de la même ville. Je quittais alors ma région d’enfance, la seule ville que j’avais jamais connue, même si les villes je m’en fichais et c’est toujours un peu le cas. Je laissais surtout le collège, le lycée et le début de mes études supérieures derrière moi, des bons et des moins bons souvenirs. Je me rappelle que j’étais inquiète et curieuse de ce que serait notre futur, une vaste page blanche où je ne savais pas trop quoi écrire à l’époque, et je me rappelle très bien que j’étais contente de laisser tout ça derrière, les souvenirs douloureux, des gens que je ne voulais plus croiser, des erreurs de jugement, des rancœurs du passé, des amis perdus de vue ou perdus tout court, mon premier accident de voiture.
La fin du collège, puis du lycée, puis de la prépa, avaient tellement brassé les gens autour de moi que je me retrouvais seule, et pas mécontente de l’être. Quelques années plus tard, avec l’avènement de facebook, j’allais retrouver certains de ces amis perdus de vue, mais pour l’heure j’étais une page vierge (c’est une métaphore), aussi légère et libre que le vent. C’était formidable.
Je crois qu’ensuite, c’était moins marqué. On s’est installés dans une ville où on ne connaissait personne, loin de nos parents (surtout des miens), c’était pas vraiment une page tournée pour moi tellement celles d’avant étaient courtes et que je n’avais pas écrit grand chose dedans. Je suis retombée amoureuse, plusieurs fois, j’en ai plus ou moins parlé à mon fiancé mais plutôt moins, et il y a eu pas mal de non-événements qui auraient pu en être. On a changé d’appart régulièrement, pour plus grand à chaque fois. Je m’étais attachée à chacun d’eux et je m’y sentais bien, on en changeait quand même, je suppose que l’impulsion venait de mon compagnon (même si je ne me rappelle pas bien). On s’est mariés, on a eu une voiture, sans que ça change grand chose à nos vies, pourtant c’étaient des étapes importantes.
Quand on a acheté notre premier bien immobilier et emménagé dans notre première maison (après nos différents appartements), c’était un grand chamboulement. Je ne peux pas qualifier ça de nouveau départ ou de page tournée, puisque certaines pages attendaient alors d’être tournées. De grandes amitiés étaient en train de se dissoudre, l’éloignement géographique (tout relatif) a d’ailleurs expédié le processus. Nos projets d’enfants allaient encore attendre un peu avant qu’on se penche vraiment dessus (et que ça ne donne pas grand chose). Beaucoup de points étaient encore noués, en fait. Ça ne nous a pas empêchés de semer et de planter dans le jardin, de réfléchir aux travaux à faire dans la maison. C’est souvent comme ça, la vie, on plante des graines sans trop savoir si elles vont pousser et si on sera là pour s’en occuper. Et puis j’ai plutôt tendance à semer à tout va, personnellement.
L’année suivante, notre vie a explosé en vol, et on l’a reconstruite. Une page a été tournée, celle d’un mensonge aussi vieux que nous, une page immense, dont je crois on n’a pas encore fini de prendre la mesure. C’était un incroyable soulagement, de tourner cette page. Et elle a mis quelque temps à se tourner. C’est étrange car on ne bougeait pas, le monde autour non plus, tout était encore là après, mais tout était à refaire, et on avait toute l’énergie nécessaire. Notre entourage s’est quelque peu modifié. On a tout repensé, détricoté, réinventé. Et on a résolument avancé ensuite, sur le nouveau chemin qu’on avait choisi. (C’est plein de résolution, dit comme ça, mais en vrai on n’en menait pas large.)
J’ai l’impression d’avoir mené plusieurs vies déjà. Et pourtant, je suis loin de certains qui ont déjà changé de carrière plusieurs fois, ou qui enchaînent les projets de vie aussi intensément que rapidement. Il se passe bien assez de choses comme ça pour moi, et jamais au cours de ma vie je n’ai pu me projeter plus d’un an ou deux en avant (en sachant très bien que deux, c’était déjà trop, et que rien ne se passerait comme je l’imaginais). Je suis toujours un peu anxieuse à l’idée des surprises que nous réserve l’avenir, et curieuse. Mais je crois qu’aujourd’hui, je suis surtout émerveillée.
En ce moment, j’ai le sentiment qu’une autre page pourrait se tourner prochainement. Je me dis que si ça part comme ça, et bien que j’aimerais voir comment mes expériences jardinesques vont évoluer, je crois que je serais contente de laisser derrière moi le magnolia et la glycine qui n’ont jamais voulu pousser, de chercher un endroit où on voie les levers et les couchers de soleil, où il n’y ait pas le chauffage et les ouvrants à refaire, où il y ait un peu plus de place. Que cette année on va essayer de réussir les confitures de rhubarbe et de figues, qu’il n’y aura peut-être pas tant d’autres occasions que ça finalement. Et puis qu’on en a pas trop mal pris soin de cette maison quand même, même si on n’a jamais posé ce fichu crépi et qu’il serait grandement temps! (et je ne parle même pas de la couverture du muret de la terrasse) (ah ben si). Ça périme, les seaux de crépi?
Et vous, combien de vies vous avez vécu?