La cordonnière

Les cordonniers peuvent aussi être bien chaussés, en réalité

J’ai des petits artisans autour de moi que j’adore! En plus d’être de belles personnes, ils sont plus qu’utiles, véritable bouffée d’oxygène dans une vie trop remplie. La couturière fait des miracles sur mes vêtements préférés, usés, troués, et certains de mes achats à la coupe discutable. Les bricoleurs à louer s’occupent avec soin des travaux que je ne sais pas faire. J’adore acheter des savons à une amie, et des bonbons au miel à l’apiculteur du coin. J’aime offrir des cadeaux réalisés par des artisans ou des artistes que je connais et que j’apprécie.

Je suis retournée chez ma cordonnière préférée la semaine dernière. Son échoppe a bien grandi! En plus de ses portefeuilles, elle propose maintenant des sacs en cuir qu’elle réalise entièrement, ainsi que toute une gamme de cadeaux pour enfants en crochet, des origamis… Elle ne se paie pas très bien pour son travail dans ce genre de réalisations : en faisant un ratio rapide entre le nombre d’heures de travail et le prix de vente des doudous en crochet, on tombe sur des salaires horaires de pays sous développés. Mais qu’importe! La cordonnière sourit, elle est heureuse de vendre ses œuvres. Elle m’explique que de toute manière, elle ne sait pas s’arrêter! Elle accumule les matières premières, et même en-dehors de ses heures de travail de cordonnerie, elle est tout le temps en train de produire, de créer. Alors pour ne pas que ça s’accumule trop, et aussi pour amortir un peu le coût de cette folie productive, elle vend, même à perte!

Et de me demander si je ne serais pas un peu comme ça, moi aussi? C’est sûr que je la comprends bien, la petite cordonnière. Je ne la connais pas tellement, mais je crois qu’elle est hyperactive, vous en pensez quoi vous?
Et moi alors? Hyperactive? Je sais pas, peut-être un peu. Dans la famille, il y en a 3 qui m’ont l’air plutôt hyperactifs, entre celui qui n’est pas capable de ralentir un peu après une blessure, celle qui change de métier et de passions tous les ans, et celui qui mène deux jobs de front… Si on compare, moi, ça va. J’ai jamais assez de temps pour toutes mes passions, mes projets, mes proches, mais je me pose quand même assez souvent pour me reposer, ou juste pour profiter. Je me soigne, quoi.

J’essaie de prendre expressément du temps pour des activités non productives.
Ca a l’air bizarre dit comme ça, mais c’est un vrai sujet pour moi. Voilà, mon cerveau est très orienté résultat. Toute activité que je décide de faire a tendance à répondre à un but précis de production de quelque chose.
Pour les activités du genre artisanat, évidemment, le résultat c’est la production d’une œuvre.
J’aime faire de la photo : évidemment, ça produit des photos, que je peux utiliser pour les poster sur internet, pour les imprimer, pour les stocker comme souvenirs…
La cuisine produit un repas. L’entretien de la maison produit un cadre de vie agréable. Le travail produit un salaire.
Mais il y a des trucs plus subtils…
Par exemple lire un livre : le but étant de le finir. Après je peux le mettre sur ma liste de bouquins que j’ai lus, avec un commentaire. Ou alors le but c’est de le rendre, quand je l’ai emprunté. Ou alors de le donner à quelqu’un d’autre. La lecture produit quelque chose, chez moi, toujours.
Lire l’actualité : au moins ça n’est jamais fini. Mais ça produit bien quelque chose : ça me tient informée…
Organiser une soirée avec des gens : il y a généralement une thématique. Ca peut être faire des jeux, essayer une nouvelle recette, ou célébrer un évènement par exemple. La production, c’est d’avoir joué à certains jeux que je voulais sortir, ou d’avoir validé une recette.
Regarder une série ou un film, seule ou avec d’autres : histoire de pouvoir la rayer dans ma liste de trucs à voir.
Apprendre une danse, une langue, un instrument de musique : ça produit des compétences.
Parler avec quelqu’un : pour pouvoir le mettre dans mon carnet d’adresses, l’embringuer dans mes projets.
En fait, c’est presque impossible pour moi de trouver des activités que je fais sans un but relativement assumé et conscient de produire quelque chose.

Mais je trouve ça bizarre, en fait.
Plus j’y réfléchis, plus les années passent, plus je pense à tout ce que je produis, dans ma vie, pour ma vie, autour de ma vie, et plus je me demande pourquoi, à quoi ça rime, et est-ce que la vie, ce n’est pas un peu autre chose en fait, que produire, produire des objets, de la connaissance, produire des choses tout le temps.
Pourquoi la vie, ça ne serait pas juste, vivre ?

Je ne sais plus où j’ai lu ça, d’où ça vient, mais oui, il y a une petite voix maintenant dans ma tête qui me dit, et si on ne produisait rien du tout, aujourd’hui?
Et là ben… Je sais pas trop quoi faire, en fait.
Quand je dors, je produis des rêves. J’essaie de m’encourager à ne pas les noter tous, à ne pas tout garder. Je cherche à abandonner parfois l’idée de produire quelque chose. Je me force à choisir régulièrement d’être non productive.
Quand je ne fais rien, je réfléchis. J’essaie de m’encourager à aussi prendre le temps de ne rien faire. Aller me balader dans le jardin, mais sans mon cerveau, sans mon appareil photo, sans faire la liste des trucs que je devrais faire ou noter. Juste moi, mes yeux, mon corps, et le soleil sur ma peau.
Et prendre du temps pour prendre soin de moi. Me mettre de la crème hydratante, grassouiller dans le lit : j’arrive à reconnaître que c’est pas productif, mais que ça fait du bien. Que si je me donne du temps pour prendre soin de moi, ce temps va disparaître agréablement, sans que ça produise quoi que ce soit. Enfin si, du bien-être. Bon, ça, ça va.
Et puis peut-être plus important, et plus étrange : passer du temps avec des gens, mais sans chercher à faire quelque chose de précis, sans autre projet que de juste profiter de la présence de l’autre. Passer du temps agréablement ensemble. Papoter sans chercher un résultat, sans avoir une question à régler, juste comme ça, parce que pourquoi pas.

Je sais pas à quel point ça vous parle, tout ça. Je sais que pour moi c’est particulièrement étrange de voir une amie qui écrit juste pour écrire, pas pour publier, pas pour être lue, juste pour écrire et après tout jeter.
Et ces gens qui commencent plein de choses sans jamais rien finir, sans aller au bout de leurs projets, moi je ne pourrais pas.
J’essaie de faire ça aussi, mais parfois j’échoue! Comme le bodypainting par exemple : ça a l’air bien, puisque les peintures sont éphémères et partent à la douche… mais je fais des photos. Je ne pourrais pas faire un bodypainting sans en garder une photo (sauf s’il est vraiment raté), c’est violent pour moi, de ne rien garder de quelque chose de beau que j’ai fait.
Si je fais une rando mais que je n’en ramène pas une jolie photo, c’est un peu raté pour moi…
Je vous jure que je fais des efforts. Mais on produit tellement de choses dans nos vies. Alors quand j’arrive à ne rien produire du tout, parfois, je me décerne une petite médaille de non-production.
Parce qu’au fond je sais bien que quand je ne produis rien, c’est là que je vis.

(Mais quand même, si je peux en ramener une petite photo, c’est bien aussi)

Auteur : polypatate

Patate polyamoureuse

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