Un feu sacré brûle depuis que l’homme existe; il ne s’est jamais éteint. Il a été soigneusement entretenu et perpétué, même sur le chemin des larmes. Ce feu est le souffle de la vie, c’est la manifestation du pur esprit, c’est la claire lumière des choses dans leur vérité essentielle.
J’ai testé pour vous : ne plus être blanche le temps d’une après-midi. En l’occurrence, la peau rouge foncé d’une Tieffeline me va plutôt bien, en définitive. Les gens ont du mal à me reconnaître, et la phase de peinture ressemble à s’y méprendre à l’égorgement d’un mouton dans le lavabo. Les cornes seraient moins inconfortables à porter si elles étaient vraiment solidaires de mon crâne. Quant à la queue, on s’y fait très vite, et c’est même plutôt agréable, je dois dire. Bon, la peinture au bout d’un moment ça gratte, et la douche à la fin de la journée est aussi sanglante que libératrice de ce point de vue.
Mais ce n’est pas ce que je retiens principalement de cette expérience.
En fait ça m’était déjà arrivé de me peindre les cheveux en violet et rose, et de me retrouver avec tout le visage, le cou et les bras colorés, lors d’une marche des fiertés. Mais je n’avais pas vraiment remarqué les réactions des autres. Peut-être que dans une marche des fiertés, ou avec des couleurs plus douces, les réactions étaient un peu plus sympa.
Je suis assez habituée à porter des costumes plus ou moins farfelus, en soirée, mais aussi dans des lieux ouverts au public, dans la rue. J’aime bien m’amuser avec mon image. Du coup, les inconnus qui me font des commentaires appréciateurs, voire qui veulent me prendre en photo, je connais. Les regards appuyés ou dissimulés ne me gênent pas. Bon, le look démoniaque, je m’attendais à ce que ce soit un peu différent, que ça fasse peut-être un peu plus peur aux personnes impressionnables ou aux enfants. C’est pour ça que je souriais tout le temps aux gens, pour ne pas leur faire peur.
Mais je ne m’attendais pas à ce qu’on me qualifie de chose, comme un objet ou un animal. « Oh tiens, ça a des cornes! », « Regarde ça! »
Après je ne sais pas, peut-être que c’est une forme d’éloge de la part des gens qui voient le personnage et plus l’être humain. Mais enfin mon personnage, c’est aussi une personne, en fait. Je sais pas, ça m’a choquée.
Et je ne m’attendais pas à ce que les gens évitent de croiser mon regard, aussi.
Pourtant je sais qu’ils me regardaient, mais pas en face. Je devais faire un peu plus peur que je ne le pensais.
Pour le coup, dans une salle bondée avec des gens qui vont dans tous les sens, pour la première fois, personne n’a fait mine de me marcher dessus ou me bousculer. Ca a certains côtés pratiques, c’est sûr.
Moi quand je vois un super costume ou bodypainting, j’ai plutôt tendance à regarder, voire fixer, prendre discrètement en filature, prendre des photos bien de face si je le peux, échanger quelques mots sympathiques avec la personne derrière le costume. Une approche assez frontale disons.
Peut-être que je ne posais pas assez de moi-même pour encourager les échanges avec le public. Au bout d’un moment, j’avais vraiment envie de faire peur à des enfants, de me battre avec des gens, d’exprimer de l’agressivité en fait, celle qui irait si bien à mon teint rougeoyant.
Il s’avère que se faire déshumaniser et ignorer a tendance à courir vite sur le système. J’avais vu quelque part qu’ignorer les gens, par exemple au travail ou dans l’épicerie du coin, ne pas reconnaître leur qualité d’êtres humains, leur nier cette qualité, c’est déjà une petite violence du quotidien. C’est vrai que c’est quand même plus sympa, plus humain, pas forcément de se dire bonjour mais juste de croiser le regard des autres, de reconnaître leur existence. Ca fait déjà du bien. Et quand on en prive certaines personnes du fait de leur couleur de peau, ou d’autres formes de discrimination, c’est déjà de la violence.
Et cette violence subie à longueur de journée, je crois que ça met en colère. Je suis d’un naturel très calme, mais ça m’a un petit peu remontée, en une après-midi. Je suis passée de l’état d’esprit de « je me suis déguisée c’est cool » à « j’ai envie de me battre contre des gens » en environ une heure. Je n’ose imaginer ce que ça peut faire, à l’échelle d’une vie.
Je dois dire que je comprends un peu mieux la colère qui reste vive chez certaines personnes de mon entourage. Et d’ailleurs chez toute personne qui est ou a été mal traitée par les autres, par des proches, par des inconnus. Et parfois ça va beaucoup plus loin que ça, le harcèlement, la violence. Comment est-ce qu’ils supportent ça? Comment est-ce qu’elles font pour passer outre? Comment est-ce qu’on peut se construire en tant que personne, développer son empathie, son respect de soi et des autres, dans un contexte aussi hostile?
Ce qui m’impressionne et que j’admire, c’est qu’il y en a beaucoup qui y arrivent quand même, d’une manière ou d’une autre.
Vous pensez que les combats contre les discriminations ont bien avancé? Pensez à nouveau. On en est encore loin.
Il nous faut encore y travailler. Il faut y faire beaucoup plus attention. Il faudrait que chacun ait l’occasion de faire cette expérience, en fait : passer de l’autre côté de l’ignorance et des discriminations.
Il nous faut renverser les rôles. Il nous faut une révolution.